Si comme moi vous êtes un adepte de la lecture de critiques et analyses de cinéma, vous êtes peut-être déjà tombé sur un texte ou une vidéo parlant de happy ends et des facilités scénaristiques évidentes qu’elles causent. Pour finir, ces happy ends sont tellement récurrentes, tellement banales, qu’à présent, un film peut me sembler exceptionnel simplement parce qu’il arrive à me surprendre sur sa fin. Et à ce titre, La La Land est un maître.
J’aime aller au cinéma sans savoir ce que je vais voir. Juste comme ça. Parfois on trouve une perle, parfois une daube, souvent un truc médium. Tenez, le dernier en date par exemple : « L’Aventure des Marguerites », très, très médium.
Quand je suis allé voir La La Land, je me souviens parfaitement de l’état d’esprit dans lequel j’étais, je m’attendais à une petite comédie musicale, bien plus légère que la dernière que j’avais vu (Les Misérables de 2012, un plaisir coupable que j’ai) mais qui n’allait sans doute pas spécialement me surprendre ou quoi.
Allez hop, voilà le récit de comment je me suis gourré.
Donc La La Land est un film sorti le 25 janvier 2017 et est le 3e film de Damian Chazelle. Je m’arrête dès maintenant pour parler un peu de Damian Chazelle, qui est un génie. D’abord, Chazelle adore la musique. Les deux films qu’il a faits avant La La Land sont tous les deux des films musicaux. La La Land est le film qu’il avait toujours eu envie de faire, mais, comme on va le voir, un film dont la première scène nécessite de bloquer toute une bretelle d’autoroute de Los Angeles en plein jour, deux weekends d’août durant, on confie pas ça à un blanc bec. Il sort donc un autre scénario de ses cartons, le fameux Whiplash, et là encore, les studios refusent de le financer. Qu’à cela ne tienne, il tourne un court métrage qui présente ce même Whiplash en une quinzaine de minutes, et là c’est un carton.
Donc après avoir vu ce chef d’œuvre Sony accepte de financer la version longue, et sort donc Whiplash, film d’apprentissage énervé qui raconte la montée en puissance d’un jeune batteur dans un orchestre de jazz jusqu’à devenir un vrai prodige, servi par un J.K.Simmons dans le rôle du mentor intraitable aux si petits oignons qu’on les a même pas retrouvés pour les mettre dans le gratin. (Et hop bonus métaphore incroyable.) La version longue est elle aussi un énorme carton, et Chazelle a enfin la confiance du studio qui accepte de produire La La Land.
Le film débute sur un embouteillage angelin au cours duquel une figurante random décide de chanter sa joie, car certes elle est dans les bouchons, mais après tout il y a du soleil et la vie est belle et on est à Hollywood, l’industrie du rêve ! Elle sort de sa voiture, ce qui est catastrophique pour la fluidité de la circulation, et commence à danser, d’autres chantent, un camion s’ouvre sur un orchestre, les gens dansent et sautent et font du skate sur leurs voitures, ce qui doit abîmer la carrosserie, mais pas grave, ils célèbrent la vie !
Je dois déjà m’arrêter sur cette scène, parce que j’aime parfois parler de techniques de cinéma et qu’en ce point, c’est monstrueux ! La scène a été tournée en deux jours, un samedi et un dimanche, avec une journée de répétition le dimanche d’avant. Elle a été filmée sur une bretelle d’autoroute qui dessert Los Angeles un weekend d’août, pendant lequel elle a été fermée, imaginez le chaos ! La scène est un plan séquence de six minutes qui n’en est pas un, il est coupé en deux endroits, à chaque fois lors d’un demi-tour de caméra (effet classique, on appelle ça un raccord dans le mouvement). La première coupe a lieu juste avant le premier refrain, la seconde juste après le passage du camion, sur le break de la musique. La scène est filmée à l’aide d’une grue qui circule sur la bande d’arrêt d’urgence de la bretelle. La production avait ajouté des hautes barrières sur les côtés de la bretelle, de peur qu’un danseur fasse un faux mouvement et ne tombe. La précaution était nécessaire quand on voit les BMX, skates et danses sur les toits des voitures… Il a donc fallu ensuite ajouter des toiles vertes pour pouvoir retirer ces barrières en post production.
Le casse-tête de chorégraphie, tant dansée que cinématographique, a dû être si compliqué à résoudre que cette scène pourtant peu utile au scénario en devient d’autant plus impressionnante. Et quand on y pense, sans cette scène, le film n’est plus le même. Elle met dans l’ambiance, dans ce n’importe quoi niais, elle impressionne, elle est pleine d’énergie et de puissance, un vrai coup de poing en ouverture… Je l’adore ! Allez donc la regarder sur Youtube !
Après ce petit numéro, le vrai film commence. Il raconte l’histoire de Mia Dolan (coucou Xavier) jouée par Emma Stone, actrice débutante qui espère percer à Hollywood, et Sebastian Wilder, joué par Ryan Gosling, pianiste talentueux qui vit de petits contrats à droite et à gauche. Mia n’avance pas dans sa voiture, donc Sebastian klaxonne, elle lui répond par un doigt d’honneur, et c’est une belle rencontre.
Mia a du mal à percer, elle enchaîne les auditions décevantes, mais, remotivée par ses trois amies qui chantent et dansent pour lui rappeler à quel point les fêtes sont cools et qu’on peut y rencontrer « ce quelqu’un dans la foule », elle accepte de ne pas perdre espoir. Dans le même temps, Sebastian est employé dans un restaurant où le propriétaire, un strict homme qui n’a pas l’air très ouvert artistiquement, lui ordonne de ne jouer que des airs de Noël. Pour la petite histoire, le strict monsieur est joué par J.K.Simmons, qui reprend plus ou moins son rôle de Whiplash, et cette référence est merveilleuse. Bref.
Sebastian, emporté par son cœur d’artiste, se laisse aller à des improvisations de jazz et, au moment où Mia entre dans le restaurant, elle entend un thème qui la bouleverse. Elle veut rejoindre Sebastian, mais il se fait interrompre et virer sur le champ par le strict monsieur pas drôle qui ne connaît rien à l’amour, par conséquent il s’en va sans lever les yeux et bouscule Mia.
Les deux se recroisent à une fête quelques mois plus tard, où Sebastian joue avec un groupe quelques succès des années 80 sans y croire. Les deux parlent, quittent la fête ensemble (avec le meilleur gag du monde, Mia qui dit au voiturier : « ma voiture c’est la Prius », insert sur les clés des invités californiens : il n’y a que des clés de Prius). Les deux tourtereaux dansent dans la nuit, bref : la rencontre est faite. Les deux apprennent à se connaître, partagent leurs rêves, leurs aspirations, actrice pour l’une, tenancier d’un club de jazz pour l’autre. Ils deviennent très proches. Sebastian invite Mia au cinéma, mais elle ne peut pas car elle a un dîner avec son petit ami. Mais le dîner se révèle bien nul, et Mia fuit et court dans la nuit au ralenti pour rejoindre Sebastian. Les deux finissent la soirée dans le planétarium de la ville et s’embrassent.
Plus tard, ils emménagent ensemble. Mia ne réussit pas à avoir son rôle, Sebastian l’encourage donc à écrire un one woman show pour se faire connaître. Dans le même temps, un ancien ami de Sebastian joué par… John Legend lui-même, ok, pourquoi pas film, lui propose de le rejoindre dans un groupe qu’il monte, un prétendu groupe de jazz qui se révèle en fait rapidement faire de la pop. Mia se surprend à voir Sebastian jouer dans un genre qu’il déteste, mais le salaire est bon et la renommée n’attend pas. Sebastian part en tournée, Mia reste seule pour écrire son spectacle.
Un soir, Sebastian rentre pour une visite. Mia, heureuse de la surprise, déchante quand elle apprend le succès du groupe, la compromission artistique de Sebastian et l’allongement de la tournée. La discussion tourne court, Sebastian reproche à Mia de ne l’aimer qu’en tant que pauvre artiste raté sans pognon. Le soir de la première de Mia, Sebastian n’est pas là malgré une promesse. Il est retenu par une séance photo avec son groupe. Il n’y a qu’une dizaine de personnes dans la salle. Mia craque et décide d’abandonner ses rêves. Mais une productrice, impressionnée par le talent de Mia, appelle Sebastian pour obtenir son adresse. Mia est introuvable, Sebastian part donc en voiture la chercher à l’autre bout du continent. Il la convainc de passer l’audition malgré sa réticence initiale et lui fait promettre d’accepter le tournage qui aura lieu en Europe. Ils se séparent en se promettant de s’aimer toujours, c’est beau, c’est niais, et là, et là, le film devient génial !
Parce qu’épilogue, cinq ans plus tard : Mia est devenue une actrice célèbre, elle est mariée et a une fille, et son mari n’est pas Sebastian. Un soir, elle va manger dans un restaurant et club de jazz, le Seb’s, et le logo du club est celui qu’elle avait dessiné des années plus tôt.
Sebastian remarque Mia et joue l’air de leur rencontre. Le film nous entraîne alors dans une suite totalement psychédélique de scènes retraçant ce qu’aurait pu être leur histoire. Alors que Sebastian joue du piano, Mia s’approche et au lieu de la bousculer, il l’embrasse passionnément et le propriétaire strict applaudit à tout rompre en dansant stupidement, tandis que les gens du bar se mettent à danser et claquer des doigts en rythme. Sebastian aurait refusé ce groupe qu’il déteste au fond de lui, il serait venu à sa première qui aurait été une standing ovation avec jetée de fleurs, puis il l’aurait accompagnée à Paris, il aurait été le père de sa fille, et ils auraient vécu heureux pour toujours.
En partant, Mia a un dernier regard pour Sebastian, puis s’enfuit, retournant à sa vraie vie, et c’est la fin.
Tout ce film est génial, parce qu’il nous prépare tout du long à ce retournement, cette explosion de toute l’histoire qui a été construite. Tout le long on assiste à un film où aucun des deux protagonistes ne souhaite mettre le couple avant sa carrière. Aucun n’a comme intérêt de vivre avec l’autre, et malgré cela, on espère que le couple dure ? Ben du coup ouais, le final nous met une claque de réalité ! Cette subversion de nos attentes retourne complètement le final, détruit la happy end à laquelle on s’attendait et on comprend alors tout le message du film qui se voulait très volontairement niais et facile. Même le titre, La La Land, est un idiome anglais qui désigne une rêverie, un monde utopique comme nous nous dirions « t’es au pays des bisounours » à un mec qui rêve trop. Ce film raconte l’histoire d’un couple qui vit au pays des bisounours et qui subit le retour au réel, et se permet au passage de nous faire subir ce même retour au réel. Un film où tout ne se passe pas comme dans un film.
Le pays des bisounours, La La Land, c’est très évidemment le monde d’Hollywood, et ce film en fait une jolie célébration tout comme il en est une critique acerbe. C’est à se demander si Chazelle aime ce monde, qui lui a certes donné sa chance, mais après qu’il eut passé quasiment dix ans à devoir prouver qu’il la méritait. La manière dont il casse le code qu’il a choisi lui-même de suivre pour son film est magistrale.
Tout dans le film est niais. Mais joliment niais, le niais « Love Actually » un peu, pas le niais « Plus Belle la Vie ». De temps en temps, on aime aussi voir un film qui est comme un bon chocolat chaud-cannelle (et amaretto pour les plus aventureux) un jour de pluie. C’est ce que je m’attendais à voir, un joli film mignon qui raconte une histoire d’amour adorable. Et bam !
Et n’allez pas croire que cette interprétation du final qui nous rappelle à nous-autres, spectateurs, qu’on s’y est laissés prendre, est une élucubration de ma part. Tout l’épilogue qui raconte ce qui aurait pu être est mis en scène dans un décor qui fait très théâtre, avec des toiles peintes, des confettis pailletés qui représentent la Seine, on passe d’une scène à l’autre comme à travers un décor et des figurants poussent des lampadaires sur des roulettes… On est au théâtre, on est dans la vie rêvée, et nous autres pauvres spectateurs n’avons de cesse de confondre cela et la vraie vie !
Alors certes, on ne peut pas dire que le film finisse mal. Aucun personnage n’a l’air malheureux, les deux ont atteint leur but personnel… Mais quand on y repense, l’histoire les maltraite un peu, dès le moment où ils emménagent ensemble et sont donc officiellement en couple, tout tourne mal. C’est comme si eux-mêmes avaient tout fait pour que cette histoire soit la bonne, mais plus parce qu’ils avaient envie d’une idylle romantique de film que parce qu’ils s’aimaient l’un et l’autre. Et surtout, si l’on regarde ce film à travers le prisme de l’histoire d’amour, alors il ne peut se terminer plus mal. Les deux sont séparés, l’un n’est même pas en couple, je veux dire, seul un mélodrame peut finir plus mal que ça, avec les deux amants qui se suicident.
C’est si inattendu que c’est grandiose, et c’est ce que j’adore dans ce film. J’ai peut-être été trop conditionné par les films qui sont toujours les mêmes, ce qui a pour conséquence que sitôt qu’un film me surprend un tantinet je le trouve génialissime. Peut-être. N’empêche que vu comment fonctionnent les studios d’Hollywood, faut être un génie absolu pour penser à faire ce film, et avoir le culot de le proposer à un studio. Je suis super content que Chazelle l’ait fait, et je vous recommande chaudement toute sa filmographie jusqu’à First Man, pour moi, à ce stade, elle ne contient aucune erreur. Ce mec est génial.